DIGEON Émile

 

Né le 7 décembre 1822 à Limoux (Aude). Mort le 24 mars 1894 à Trèbes (Aude). Avocat républicain, chef de la commune de Narbonne.

 

Son père Stanislas, avocat à Limoux, milite, dès le début des années 1820, contre la Restauration. Franc-maçon, il noue des contacts avec des réfugiés italiens, membres de la Charbonnerie. Par décision préfectorale, la loge, dont le vénérable était Henri Joly, futur commissaire de la République à Toulouse en 1848, est fermée et des poursuites sont engagées contre les frères. Toute la famille quitte alors Limoux pour s’installer en 1829 à Montpellier où Stanislas ouvre un cabinet d’avocat. La chute de Charles X lui donne quelques espoirs de voir le pays évoluer vers la démocratie mais Louis-Philippe le déçoit rapidement : il rejoint les rangs républicains. Pendant ce temps, Émile entreprend des études à la Faculté de Droit avec l’intention de devenir avocat mais il ne semble pas qu’il ait été un étudiant très assidu, préférant fréquenter les clubs clandestins et s’initier au journalisme.

 

Février 1848 : la République est proclamée. Stanislas est un des membres de la commission municipale provisoire de Montpellier où, selon Emile, « il verra la magistrature des monarchies balayées saluer la déesse coiffée du bonnet rouge et acclamer avec enthousiasme la République !

Mais, quelques semaines après, « il aura à défendre devant ces mêmes magistrats des républicains accusés d’avoir mis un bonnet phrygien ! ». Stanislas était au banc de la défense pour protester contre les atteintes à la liberté de la presse. Le coup d’État du 2 décembre fera de lui et de son fils Émile, journaliste au Suffrage Universel, journal républicain de Montpellier, deux victimes toutes désignées. Arrêtés avec d’autres dans une salle où se tenait une réunion de protestation, ils sont incarcérés à la prison de Montpellier. Émile déclare : « Je sais que la cause de la démocratie est perdue, nous n’avons plus de ressources que dans la balle qui nous délivrera de ce monstre. » (Louis Napoléon Bonaparte bien sûr). Le 5 février 1852, ils apprennent le sort qui leur est réservé par la commission mixte de l’Hérault : la transportation en Algérie. « Ils furent d’autant plus impitoyables qu’ils avaient à effacer leurs hypocrites démonstrations républicaines de 1848 et qu’ils auraient voulu nous anéantir pour se rassurer contre la peur stupide qui les dominait », écrira plus tard Émile. Le 24 février, il est embarqué à Sète avec son père et les autres condamnés sur un aviso à destination d’Alger d’où ils sont conduits au camp de Birkadem, une base militaire désaffectée rapidement remise en état pour y accueillir les transportés. En août, les Digeon bénéficient d’un régime de semi-liberté à Médéa au maintien duquel les autorités mettent une condition : prêter serment au Prince-Président, faute de quoi ils seraient reconduits à Birkadem. Émile décide alors de quitter l’Algérie avec son père. Avec des complicités mal établies, ils embarquent à bord d’un bâtiment français qui les dépose le 2 octobre 1852 sur l’île de Majorque, à proximité de Manacor. Aussitôt, ils se rendent auprès du gouverneur des

Baléares pour se mettre sous la protection du pavillon espagnol.

 

Alors que Stanislas quitte les Baléares dès 1855 pour revenir en France, Émile reste à Palma de Majorque jusqu’en 1868. Quinze années d’un exil doré à propos duquel il s’est montré d’une extrême discrétion. Comme s’il était attendu, il s’intègre très rapidement dans la bourgeoisie majorquine : création d’une raffinerie de sucre, acquisition d’une exploitation agricole, enfin mariage le 4 septembre 1853 avec une riche veuve de 43 ans originaire de Castres : Hélène Canut née Choussat, brillante représentante de la haute société majorquine, amie de George Sand, de Chopin et de Delacroix. Son premier mari, Basile Canut né à Montferrand (Aude) avait été à la tête de la plus grande banque des Baléares dont Émile, en tant que mandataire de son épouse et de ses trois enfants mineurs, assurera désormais la gestion. Il est à noter qu’après une rencontre avec Ferdinand de Lesseps, il lance en 1858 dans un journal local un appel aux épargnants pour la souscription à des actions de la Cie Financière de Suez. En août 1865, Palma est ravagé par le choléra. Les autorités et les habitants, qui en ont les moyens, fuient la ville. Émile décide de rester pour se consacrer à l’assistance aux malades. Après l’épidémie, le consul de France lui rend visite pour le remercier de son dévouement. Ne voulant rien devoir à l’empereur, il refuse la Légion d’Honneur qu’il suggère de remettre à l’évêque avec lequel il avait créé un corps d’infirmiers volontaires.

 

L’Empire étant entré dans sa phase libérale, Émile décide, en 1868, de revenir en France accompagné de son épouse. Partageant son temps entre Paris et Sainte-Eulalie (Aude) où réside sa mère, il écrit dans les journaux républicains, publie quelques souvenirs dans La Fraternité, journal républicain de l’Aude mais il ne dit rien des conditions de son exil à Palma. En ressentait-il une certaine gêne ? Après la proclamation de la République, trouvant son inspiration dans l’attitude des révolutionnaires de 1792, il appelle au combat aussi bien contre les ennemis de l’intérieur (monarchistes, bonapartistes, conservateurs) que contre les Allemands. Débordant d’activité, il se déplace dans tout le Midi pour participer à la création de Ligues et divers Comités républicains. Il rencontre Gambetta à Bordeaux pour lui demander, en vain, de repousser les élections qu’il prévoit catastrophiques pour les républicains. Elles ont lieu le 8 février 1871 : il n’est pas candidat sur la liste de Marcou, chef républicain audois, qui l’a écarté car il craint que sa présence n’effraye les électeurs ruraux…Pour Émile Digeon, le temps d’une propagande paisible est désormais révolu ; il faut maintenant se rassembler autour du drapeau rouge.

 

L’opportunité lui en sera offerte par le soulèvement des Parisiens le 18 mars 1871. L’agitation gagne certaines villes de province dont Narbonne, une cité en forte expansion démographique du fait du développement rapide de la viticulture. Le club Lamourguier dit de la Révolution décide de faire appel à Digeon pour proclamer la commune centrale de l’arrondissement. Il arrive le 23 et se rend aussitôt dans les locaux du club pour haranguer la foule au sein de laquelle les femmes étaient nombreuses. Il s’adresse à elles pour les remercier « d’apporter leur contribution au triomphe de la démocratie ». Elles seront au premier rang du mouvement communaliste de Narbonne qui débute le 24 mars par l’occupation de la mairie. « Le peuple voulant aller de l’avant, je ne reculais pas » déclarera Digeon à son procès. Au milieu de la confusion générale, il s’efforce d’établir un certain ordre et d’organiser la protection du camp retranché car il est envisagé de soutenir un siège. C’est ainsi que les femmes entassent, au sommet des tours de la mairie, des poutres, des pierres destinées à être précipitées sur les agresseurs. Le lendemain, des soldats fraternisent avec les émeutiers qui prennent trois otages, deux officiers et Raynal, adjoint au maire. Digeon essaie d’entraîner dans le mouvement les villes voisines mais ses messages restent sans réponse. Les autorités, repliées dans les locaux de la gare, organisent la riposte : elles font appel aux tirailleurs algériens, les Turcos. Le 30 mars, une fusillade fait trois morts et plusieurs blessés : Digeon préfère arrêter le mouvement et, persuadé qu’il va être exécuté, écrit une émouvante lettre d’adieu à son épouse Hélène. Mais des amis l’enlèvent de force avant l’assaut des troupes et le mettent en lieu sûr ; toutefois, il décide de se rendre et est incarcéré à Narbonne. Avec seize autres insurgés, il est déféré devant la cour d’assises de l’Aveyron : le procès aurait dû se tenir à Carcassonne mais, les autorités craignant de l’agitation, avaient décidé de le délocaliser. Dès avril, les prévenus sont transférés à Rodez dans l’attente du procès qui s’ouvrira en novembre. L’épouse d’Émile s’installe dans cette ville pour être auprès de son mari ; avec Jules Guesde, alors journaliste à Montpellier, elle organise sa défense. Le sentiment général était que les insurgés seraient lourdement sanctionnés ; or, à la surprise générale, ils sont acquittés le 18 novembre 1871 car, même les témoins à charge, tels les otages, présentèrent Digeon comme « un homme de cœur ».

 

Après une tentative de créer à Béziers un journal radical, il retourne, dès janvier 1872, à Palma de Majorque d’où il envisage d’organiser, en liaison avec les républicains espagnols, un soulèvement du Midi de la France. À cet effet, il négocie la fourniture d’armes qui seraient débarquées à Port-La Nouvelle afin d’approvisionner les insurgés. Mais ce projet auquel il voulait associer Eudes, disciple de Blanqui, restera sans suite : la Commune venait d’être écrasée dans un bain de sang et les républicains avancés, les socialistes n’étaient pas disposés à reprendre le combat. Depuis Palma, il envoie des commentaires sur la situation espagnole à différents journaux dont La Fraternité. La République espagnole est proclamée en février 1873 : il s’en réjouit en insistant sur le fait que les libertés y sont mieux garanties qu’en France. Il élabore alors pour la France un projet de constitution communo-fédérative dont il envoie un exemplaire à quelques-uns de ses correspondants. D’autre part, à nouveau gagné par la fièvre d’entreprendre, il crée avec un anglais une société spécialisée dans le traitement des colorants végétaux…

 

En 1876, il décide de revenir définitivement en France. Il reprend contact avec Jules Guesde, revenu de son exil : toute une correspondance à la fois politique et personnelle en témoigne. Émile lui procure une situation de correcteur dans un journal : les couples Digeon et Guesde entretiennent des relations suivies. Mais, en 1878 ou 1879, intervient la rupture entre Émile et Hélène qui regagne Palma. En l’état actuel des recherches, la raison n’en est pas connue. Seules les Mémoires écrites par Mme Digeon, mais non publiées à ce jour et non consultables, nous donneraient peut-être certaines informations. Quoiqu’il en soit, ce sera une rupture définitive : lorsque, quelques années plus tard, Émile sombrera dans la misère, son épouse ne lui apportera aucun secours. Jusqu’en 1885 Digeon, qui réside à Paris puis à Puteaux, va se consacrer entièrement à la politique. Ainsi, à trois reprises, à la faveur d’élections (générale et partielle), il est candidat dans la circonscription de Narbonne successivement sous les étiquettes radical, socialiste et enfin, cas unique dans l’histoire politique, anarchiste. Il noue d’étroites relations avec Louise Michel, revenue de déportation en 1880 : avec elle il fait des tournées de conférences à travers la France, participe à la rédaction de certains de ses ouvrages, devient son confident après son incarcération en 1883. Parmi ses autres amis on peut citer Blanqui, Louis Blanc, Jules Vallès avec lequel il collabore au Cri du Peuple ; malgré des différends politiques, il conserve une profonde amitié envers Jules Guesde. Avec eux, il participe à de nombreuses réunions à Paris et en province : son leitmotiv est l’union des révolutionnaires et des socialistes, condition indispensable à l’instauration d’une société plus juste. Il écrit dans de nombreux journaux socialistes et anarchistes et publie des brochures (Droits et devoirs de l’anarchie rationnelle, Propos révolutionnaires…). Sa santé se dégrade, ses ressources s’amenuisent à un point tel que, pour survivre, il ouvre un débit de boissons. Son frère, Fernand Digeon, médecin à Limoux, vient à son secours. Il l’héberge courant 1896 chez un cousin à Trèbes où il décède le 24 mars 1894, jour anniversaire de la proclamation de la Commune de Narbonne. Selon ses dernières volontés, son corps est recouvert de chaux vive et lecture est faite de son testament politique qui est une profession de fois anarchiste.

 

Émile Digeon a été un homme de passion, de colère, détestant ce qui lui était contraire. Son intransigeance l’a conduit à devenir un ennemi de l’autorité car il pensait que le pouvoir était fait de compromissions, ce dont il avait horreur. Son épouse Hélène, viuda de Digeon, comme il est précisé dans le faire-part, meurt à Palma de Majorque le 23 mai 1896.

 

SOURCE : Paul Tirand, Émile Digeon, l’itinéraire singulier d’un communard, – Paris, L’Harmattan, 2006, 240 p., 22 €. Dans cet ouvrage on trouve la bibliographie complète et la liste des diverses sources

 

Paul TIRAND